Une histoire oubliée

De cette fête, toute trace devait bientôt disparaître non seulement dans la mémoire du pouvoir mais dans celle du peuple. Si elle nous est aujourd’hui restituée, c’est parce qu’un docker, Dave Marson, l’a rencontrée par hasard. Il cherchait autre chose : des renseignements sur l’histoire du mouvement ouvrier. Et quand il l’eut trouvée, il ne put d’abord y croire : « J’avais toujours cru, dit-il, que les grèves étaient quelque chose qui demandait une organisation ».
En poursuivant ses recherches, il trouva que beaucoup de journaux locaux présentaient un manque pour l’année 1911 : destructions, lui dit-on, dues aux bombardements. L’année 1911, commente-t-il sans insister, est la seule à avoir tant souffert de la guerre. Dans cette révolte oubliée des enfants, on serait tenté de voir comme le refoulé fondamental de l’histoire sociale, le symbole même de la répression exercée d’en haut sur la mémoire populaire : répression du pouvoir sur la mémoire des luttes du peuple ; du mouvement ouvrier sur les grèves pour rire ; des adultes sur les luttes mêmes des enfants qu’ils furent. À en rester là pourtant, on oublierait de s’interroger sur cette mémoire populaire censée conserver la trace de ce dont le pouvoir ne veut plus entendre parler. Dave Marsons dit avoir rêvé devant une photographie de grévistes assemblés devant les portes de l’école où il fit lui-même ses études. Certains avaient pu être les parents de ses condisciples. Rien n’était resté de leur lutte. Et ce ne sont pas seulement des souvenirs qui s’étaient perdus, mais des attitudes. Il fut ainsi frappé par l’anecdote d’un policier qui dut foncer à bicyclette pour disperser un piquet d’écoliers grévistes. « La simple vue d’un uniforme, dit-il, suffisait à nous effrayer, moi et mes camarades d’école ».
Nous touchons là quelque chose de plus profond que la « répression » de la mémoire populaire : son autocensure. Celle-ci ne fonctionne pas en rejetant une histoire qui serait devenue insupportable, y compris pour ses acteurs, mais plutôt en perdant la trace de ce qui est devenu sans importance. Coincée entre l’image de famille du quotidien et la mémoire de l’événement qui fait date, entre l’histoire domestique et l’histoire sociale, la grève des écoliers ne peut acquérir une signification, une histoire autonomes. Elle reste l’appendice d’une grève prise dans la chaîne historique du mouvement ouvrier.
Sans doute peut-on dire de cette révolte d’écoliers, comme on l’a fait de mouvements étudiants récents, qu’un groupe social transitoire est inca­pable de capitaliser ses expériences et ses luttes. Mais on pourrait aussi rapprocher leur destin de celui de toutes ces formes de résistance au travail salarié et à l’ordre manufacturier qui n’ont jamais pu faire une tradition : gestes mille fois renouvelés mais en même temps vidés de leur passé et por­teurs de leur propre oubli, décalés par rapport aux généalogies reconnues de la révolte et à la comp­tabilité des échecs et des succès du mouvement ouvrier. Toute une série de pratiques de résistance tombent ainsi hors de l’histoire. Pour qu’elles y reprennent place, il faut moins la transgression d’une censure que la formation d’un regard nouveau sur la hiérarchie des événements. « Je pouvais m’identifier à eux », dit Dave Marsons en retrou­vant la photographie des grévistes de son école. Pour que cette identification soit possible, il fallait sans doute cette sensibilité nouvelle, produite par mai 68 et les révoltes anti-autoritaires, qui permette au regard de se fixer sur la brève fête des écoliers, d’y voir le moment d’une histoire fragmentaire mais autonome d’une forme spécifique de résistance à l’ordre établi.